VIENNE : DANS L’ANTICHAMBRE DE FREUD
Point de vue de Danièle Weiss, 25 octobre 2013
Point de vue de Danièle Weiss, 25 octobre 2013
Le quartier du IXème Arrondissement, où vivait Freud et sa famille était un quartier cossu de la bourgeoisie intellectuelle Viennoise, dont 20% étaient des juifs assimilés, particulièrement surpris par l’antisémitisme montant de la fin du XIXème, début du XXème. Beaucoup de ces familles ont été déportées. Très peu ont survécu.
Vienne était la ville où habitait une élite culturelle du monde des arts : de la peinture et des arts décoratifs (Klimt), de la musique (Mahler, Schönberg) et de la littérature. Citons tout particulièrement : Stéphane Zweig, dont l’ouvrage « le Monde d’hier », retrace sa vie à Vienne entre les 2 Guerres, les discussions avec Karl Kraus dans les cafés et sa correspondance avec Freud. Dans ses romans : l’influence de la Psychanalyse, dans l’étude de ses personnages est prépondérante ainsi que chez Arthur Schnitzler, également proche de Freud, qui a critiqué dans ces pièces, l’attitude conservatrice de la bourgeoisie sur le plan de la sexualité. Elias Canetti dans « Jeux de regards » : 1931-1935 évoque aussi sa vision de Vienne et ses fréquentations littéraires. Tous ces écrivains auront la nostalgie de cette ville, quand ils vont la quitter pour fuir le Nazisme au moment de l’anschluss. Fervents démocrates et adeptes du progrès, certains comme Stéphane Zweig ne vont pas supporter leur exil : Il se suicide au Brésil avec son épouse. Freud, malade, ne survivra que 2 ans après son départ de Vienne. Leur monde s’est éteint et ils ont assisté à son agonie. Freud dans « psychologie de masse et analyse du moi »,1922 , puis dans « malaise dans la culture »1929, avait prévu de grands bouleversements. Son dernier ouvrage : « L’homme Moïse et la religion monothéiste. » a fait l’objet de 3 essais entre 1938 et 1939. En 1938, Freud se refuse à le publier car il sait que sa thèse d’un Moïse étranger va être l’objet d’une polémique de la part des juifs religieux comme des catholiques croyants. Or Freud pour maintenir la psychanalyse, comme science universelle, a besoin du soutien de l’Eglise Catholique. Il le publiera en exil à Londres quand il accepte enfin de quitter Vienne.
Joseph Roth a écrit en 1932 : La marche de Radetzky où il fait l’éloge de l’empire Austro-hongrois dont il déplore la dislocation. Dans une lettre à Zweig après l’arrivée d’Hitler au pouvoir, il s’exprime ainsi : « Mises à part les catastrophes privées- notre existence matérielle et littéraire est détruite- tout cela mène à une nouvelle guerre. Je ne donne plus cher de notre peau. On a laissé gouverner la barbarie. Ne vous faites aucune illusion. C’est l’Enfer qui gouverne… » Zweig ne veut pas voir et essaie de calmer le pessimisme de son ami.
Pourquoi cet aveuglement ? Ces hommes pensaient enfin pouvoir vivre comme les autres citoyens, après les tourments de l’histoire et de la guerre, dans un pays qui les a vus naître et dont la langue, la musique, étaient arrivés à un tel niveau de raffinement ? On ne cessera de se poser cette question. Un autre facteur a fragilisé l’identité des Autrichiens : c’est la fin de l’Empire.
Freud recevait ses patients au 19 de la Berggasse, ainsi que le groupe des psychanalystes, un soir par semaine. Ce lieu est aujourd’hui un musée : On y trouve les antiquités égyptiennes et grecques que Freud collectionnait, des photos de famille, des gravures, des lettres, des extraits de ces ouvrages, les romans d’auteurs contemporains qu’il affectionne comme Joyce ou Thomas Mann. Anna Freud a ramené des objets et quelques meubles que Freud avait emmenés dans son exil.
En parcourant ce quartier : On voit apparaître des plaques du souvenir. C’est ainsi que j’ai pu lire une plaque au nom de Bettelheim. S’agit-il des parents de Bruno Bettelheim, né à Vienne en 1903, sans doute…?
Il n’y a qu’une vingtaine années que l’Autriche a fait retour sur son implication et sa responsabilité dans la Shoa. Non loin de là, je découvre avec émotion une présentation sous vitre de clés avec des noms de famille. Une initiative des habitants du quartier a permis de réunir toutes les clés des habitants déportés et dépossédés de leurs biens.
Ce quartier est encore un quartier résidentiel où se côtoient des petits bâtiments à loyers modérés, des maisons de retraites, des immeubles arts nouveaux du début du siècle, de petits immeubles dans un style moderne entièrement rénové… Un quartier paisible au bord de la rivière, qui nous mène en 20 minutes au centre : La Cathédrale Saint Stéphane. Là, ma récompense est la dégustation d’un Apfel Strudel avec un chocolat Viennois. Même si ce gâteau a fait le tour du monde comme me le fait remarquer un serveur, il a un goût tout à fait particulier quand on le déguste dans un salon de thé à Vienne !
Si nous continuons notre promenade dans le IXème arrondissement, en prenant le tram pour 2 stations, nous arrivons dans la partie de Vienne, appelée : La Vienne Rouge, des citées-jardins ont hébergé plus de 200.000 personnes dans les années 1930 ! Une Vienne socialiste. La plupart des membres du parti communiste ont été fusillés en 1934 par le chancelier fasciste Dollfuss qui envoya la troupe sur ce quartier Karl Marx.
Vienne et l’Autriche ont engendré aussi de la violence en même temps que des beaux arts et de la culture en ce début de 20ème siècle : L’assassinat de l’archiduc François Joseph à Sarajevo, suite à des revendications nationalistes, va entraîner le monde entier dans la Première Guerre Mondiale et la fin de l’empire Austro-Hongrois. Une dislocation de territoires, de ses frontières, des identités et un sentiment d’humiliation pour les Autrichiens de la perte d’un Empire. Quand la République est proclamée à la sortie de la guerre, la démocratie s’installe avec des défenseurs de la liberté, mais aussi des conservateurs nostalgiques du passé. La peste brune envahit les consciences à partir de 1934.
Pendant ma venue à Vienne en Septembre dernier, une semaine avant les élections législatives, la campagne politique battait son plein : La coalition socio-démocrate et chrétienne conservatrice allait elle se maintenir face à la poussée toujours préoccupante de l’extrême droite, le parti national- populiste qui a remporté les suffrages en 1999 ? L’Autriche est le pays le plus riche de l’Europe avec le Luxembourg depuis son adhésion en 1994. Le pays ne vit pas la crise financière et budgétaire de ses partenaires. Les immigrés ne frappent pas à leur porte. Les villages sont tranquilles. Les montagnes souriantes attirent un grand nombre de touristes ainsi que le festival Mozart à Salzbourg … Le sentiment d’insécurité est présent dans les mémoires et persiste. D’où l’importance du retour sur l’Histoire pour éviter la répétition comme le démontre Freud pour l’histoire individuelle comme pour l’histoire collective. On peut remarquer que ce travail n’a pas été fait en Hongrie, qui doit aussi se dégager du poids de l’URSS, comme l’a si bien montré Imre Kertesz dans ses romans.
Danièle Weiss
1 Libération du 10-10-13